Serge Poliakoff
Les étés de Poliakoff
Galerie Almine Rech Paris
11 janvier - 1er mars 2025
Texte de présentation de l'exposition par Dimitri Ozerkov :
'L’heure était venue de m’exprimer dans un langage de couleurs'— Serge PoliakoffDurant toute la vie de l’artiste, les véritables expérimentations de Poliakoff étaient dans ses gouaches, qu'il peignait l'été, une pratique exercée au quotidien. « Il peignait toujours une série de quatre gouaches », se souvient son fils Alexis. « Tous les jours, il entamait une nouvelle série et altérait celles de la veille qui avaient séché, y ajoutant quelque chose ou les corrigeant. Après y avoir passé la matinée, il allait aux courses ». Cette routine produit 30 à 40 séries de gouaches au cours de l'été. Poliakoff altère son travail, signe une feuille de la série dont il est satisfait, et en sélectionne une douzaine environ pour s'en inspirer. De retour à l'atelier, ces images lui servent de base pour ses peintures à l'huile.Le caractère unique des gouaches de Poliakoff tient à l'espace qu'elles présentent pour l'exploration et la découverte. Si elles évoquent des sons, des mots ou des expressions spécifiques, leur sens s'entend de manière intuitive, par les émotions et les sentiments. Les gouaches ressemblent aux inscriptions d'une écriture pictographique perdue, dont la clé s'est égarée parce que l'humanité a changé non seulement de moyens d'expression mais aussi de raisons de le faire.Dans un entretien de 1966, Francis Bacon fait une distinction entre la peinture comme illustration et la peinture comme fait. Il cite, par exemple, un autoportrait attribué à Rembrandt au musée d'Aix-en- Provence. Il fait remarquer que les yeux de ce portrait sont à peine définis, mais le visage émerge de façon saisissante grâce à des touches apparemment arbitraires, abstraites, « non figuratives ». Ensemble, ces coups de pinceau évoquent la présence du sujet. Peint trois siècles avant l'émergence de l'expressionisme abstrait, ce tableau a permis à Bacon d'articuler l'essence de la peinture contemporaine : une transition du récit illustratif, qui fait appel à l'esprit analytique, à l'impact direct et émotif d'une image, en soi abstraite et non rationnelle. Cet impact mène l'esprit de l'observateur à voir des aspects psychologiques dans les moindres touches, les coups de pinceau et les aires de couleur. Le peintre organise habilement ces éléments de sorte que le sens désiré fasse surface tel une suggestion subconsciente, complétée en un clin d'œil par le cerveau de l’observateur.Pendant les années 1960s, Poliakoff s'intéresse à des explorations similaires, bien que dans un sens différent. Il réfléchit au langage formel, se demandant comment, sans mots, un artiste peut raconter, silencieusement, par la couleur. Quel est ce langage ? Tout au long du XXe siècle, de nombreux mouvements artistiques ont cherché à formuler un langage universel par lequel les couleurs « parleraient » comme les mots, fournissant des définitions et permettant de les traduire en d'autres moyens artistiques, notamment la poésie et la musique. En 1871, Rimbaud recherchait le « sens divin » dans les sons et les couleurs avec son poème Voyelles. Les artistes du Bauhaus exploraient les correspondances entre les couleurs et les formes. Scriabine imprégnait les partitions de Prométhée d’effets de couleur. Hesse concevait Le Jeu des perles de verre comme un domaine où les éléments de l'art pouvaient se transformer de l'un en l'autre par magie. Il semblait que les langues telles que l'esperanto ou le volapük pourraient bientôt résoudre les problèmes de traduction entre les formes littéraires.Cependant, ces explorations produisaient surtout d'élégantes théories, tandis que certains principes sur l'harmonie et les contrastes de couleurs étaient adoptés par des artistes du milieu du XXe siècle, dont Poliakoff qui s'est beaucoup penché sur Klee. Au lieu d'harmoniser simplement les formes en couleurs « primaires » et « complémentaires », comme le défini l'avant-gardiste Matiouchine, Poliakoff s'efforce de rester à l'écoute de l'essence de chaque couleur, permettant à celle-ci de devenir un élément de son langage artistique premier. « [L]'heure était venue de m'exprimer dans un langage de couleurs », écrit-il dans Ma prière, trouvé dans l'un de ses manuscrits.Les jeux de couleurs de ses compositions sont aussi le reflet d'une synthèse des arts. Ses premières gouaches de couples qui dansent, remarqués par Kandinsky, révèlent les sources directes de ses compositions abstraites. Des œuvres telles que Danse russe à la balalaïka (1936) et Danse gitane (1937) représentent des danseurs pirouettant rapidement, leurs vêtements virevoltant dans des tourbillons de couleurs – ces mêmes taches qu'il percevait comme des déclarations de couleurs pures. De ces taches indissociables naissent les formes expérimentales de ses gouaches plus tardives. La méthode et le résultat se mêlent dans ces gouaches, reflétant le temps nécessaire au processus – la manière dont la peinture est appliquée, puis séchée, et la façon dont une couche interagit avec une autre ou s'en distingue. Alexis se souvient que Poliakoff mélangeait même des œufs dans ses gouaches, créant un lien entre sa peinture et la détrempe ou les fresques médiévales, qui l'ont fasciné toute sa vie.Avec ses gouaches d'été, Poliakoff s'adonne aux séries. Quatre variations sur un thème – utilisant les mêmes « acteurs » ou « émotions » (couleurs, lignes, formes, etc.) – lui permettent de poser régulièrement des questions artistiques et d'en comparer les réponses. Son art remet en question : l'inséparabilité de la couleur et de la forme, incarnant l'unité et la diversité de l'existence ; l'ineffabilité de la peinture, interrogeant les limites du langage ; et l'indivisibilité du processus et du résultat, représentation du cours du temps. Le rapport entre ces aspects évoque l'essence d'un dialogue, car là où la proximité est possible, la fusion ne l'est pas.La peinture abstraite, entièrement esthétique et lyrique, comme le dirait Bacon, n'a rien à voir ici avec le passe-temps. Les gouaches de Poliakoff saisissent des superpositions et des luttes d'émulsions et de pigments sur leur surface et dans les couches plus profondes, qui se mélangent et s'efforcent de s'absorber les unes les autres. Certaines compositions interpellent fortement, articulant davantage encore les énergies et les interactions. Mais pour Poliakoff, l'ambigüité s'impose sur la précision ; les soupçons l'emportent sur les lois définitives ; la possibilité de retour surpasse toujours la finalité. En acceptant pleinement la fluidité et le changement, ces gouaches atteignent leur zénith et transcendent la simple décoration pour devenir le fondement de son expérimentation artistique. Elles fournissent une ouverture empirique sur l'atelier de l'artiste, offrant des aperçus du processus cognitif qui sous-tend sa méthodologie créative. Cette approche expérimentale singulière constitue un phénomène artistique qui ne peut être reproduit, puisque chaque gouache résume l'essence de son exploration systématique et de sa recherche toujours innovante.— Dr. Dimitri Ozerkov, historien de l'art et ancien curateur du musée de l'Ermitage de Saint-Pétersbourg.
ALMINE RECH PARIS, MATIGNON
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