03/10/04

Dialogues entre architecture et sculpture du XVIIIe siècle à nos jours, Exposition "ArchiSculpture", Fondation Beyeler, Riehen / Bâle

ArchiSculpture 
Dialogues entre architecture et sculpture du XVIIIe siècle à nos jours 
Fondation Beyeler, Riehen / Bâle 
3 octobre 2004 – 30 janvier 2005 

Etienne Louis Boullée – Auguste Rodin – Paul Cézanne – Kazimir Malevitch – Vladimir Tatline – Constantin Brancusi – Bruno Taut – Rudolf Steiner – Erich Mendelsohn – Giorgio de Chirico – Wilhelm Lehmbruck – Ludwig Mies van der Rohe – Frank Lloyd Wright – Le Corbusier – Friedrich Kiesler – Henry Moore – Alberto Giacometti – Eduardo Chillida – Max Bill – Donald Judd – Arata Isozaki – Constant – Frank O. Gehry – Jean Nouvel – Herzog & de Meuron – Dan Graham – Per Kirkeby – Thomas Schütte –Tony Cragg –  Zaha Hadid – Gerhard Merz – Peter Kogler – Greg Lynn et al.
« Une véritable architecture, c’est de la sculpture. »
- Constantin Brancusi 
ArchiSculpture s’attache à retracer les parentés et les interactions entre l’architecture et la sculpture moderne, qui ont pris une empreinte toute particulière au XXe siècle. La sculpture a toujours fait certains emprunts à l’architecture, tandis que cette dernière adoptait des formes et des structures propres à la sculpture. Mais depuis l’époque moderne, les frontières entre ces deux genres se sont indéniablement estompées. Certaines tendances de l’architecture contemporaine vont jusqu’à donner l’impression de poursuivre l’histoire de la sculpture sous forme d’édifices. 

La singularité de ce projet réside dans une exploration parallèle et équivalente des deux domaines, ce qui le distingue de récentes publications exclusivement consacrées au développement de formes sculpturales dans l’architecture. La forme de la présentation est, elle aussi, inhabituelle. Elle place en effet des œuvres originales de très grands sculpteurs en regard de maquettes de réalisations de l’architecture mondiale, ce qui permet de révéler certaines correspondances. C’est ainsi que des sculptures d’Henry Moore côtoient la maquette en bois de la chapelle de Ronchamp du Corbusier (1950–1954). L’envergure de cette manifestation et son cadre historique sont également uniques : l’exposition, conçue par Markus Brüderlin, propose en effet de parcourir toute l’évolution de l’archisculpture de la fin du XVIIIe siècle à nos jours. 180 créations de 60 artistes et de 50 architectes y trouvent place. L’histoire de l’archi-sculpture sera articulé en dix chapitres, multipliant les retours en arrière et les anticipations, mettant en relief la constance de certains thèmes. La maquette de travail du célèbre musée Guggenheim de Bilbao achevé par Frank O. Gehry en 1997 prend ainsi un profil nouveau quand elle se trouve placée dans l’axe de vue du relief d’angle du constructiviste russe Vladimir Tatline de 1915. Ce dialogue tridimensionnel est complété par un choix de toiles et par des photographies grand format, qui approfondissent ce thème sur le plan pictural. L’exposition est centrée sur l’expérience du corps et de l’espace, qui prend une actualité insoupçonnée au siècle des médias et des simulations électroniques. La mise en scène cherche également à établir une relation triangulaire sensuelle entre le volume de la sculpture, l’espace de l’architecture et le corps du spectateur. 

ArchiSculpture est une exposition à thèse, qui propose de redécouvrir l’histoire de l’architecture du XXe siècle sous le signe du sculptural, et l’évolution de la sculpture en s’appuyant sur l’architectonique. Le parcours commence avec l’autonomisation de l’architecture à la fin du XVIIIe siècle. Il s’ouvre sur la célèbre vision d’Etienne Louis Boullée d’un immense cénotaphe sphérique destiné au physicien Isaac Newton. Après ce chapitre consacré à la « préhistoire », on découvre la révolution de l’art moderne classique (cubisme, constructivisme, Bauhaus), suivie de l’époque des grandes archisculptures de nombreux artistes dont Le Corbusier, Chillida et Wotruba dans les années 50. La naissance des installations (Giacometti, Minimal Art) marque une césure de taille. Ce mouvement d’expansion se développe parallèlement aux utopies urbaines des années 60 (Hollein, Friedman, Isozaki, Coop Himmelb(l)au). À l’époque contemporaine, les interactions entre architecture et sculpture se densifient une fois encore. Le point final est apposé par une interprétation multivisionnaire du grand dé d’acier du « monolithe », de 34 mètres de côté à l’origine, que Jean Nouvel a conçu pour l’Expo.02. Nous reconduisant à notre point de départ, il noue un dialogue bourré de références avec le monument sphérique de Boullée.

Le chapitre « Préhistoire » part de l’idée que, considérée sous le signe de l’architecture, la sculpture moderne n’a pas pour unique source le cubisme et sa mise en espace. On songe en l’occurrence à l’influence du gothique et du néoclassicisme sur la naissance de la sculpture moderne au XIXe siècle. Le constructivisme russe avec ses barres qui laissent transparaître l’espace (El Lissitzky) fait l’effet d’une interprétation moderne du gothique et de son appréhension par le XIXe siècle. Une branche néoclassique part des architectures géométriques cubiques des « Architektona » de Malevitch (1920–1926) – dont deux maquettes historiques ont quitté Saint-Pétersbourg pour être exposées à Riehen, – pour revenir au « style carré » protocubiste de la Sécession viennoise et renouer enfin avec l’architecture révolutionnaire utopiste française (Boullée), forme originelle de l’archisculpture moderne. On peut relever une troisième lignée, baroque celle-ci, qui rattache la grande maquette de la flèche hélicoïdale qui couronne le dôme de l’église Sant’ Ivo della Sapienza de Rome (1642–1660 ; Francesco Borromini) au Jugendstil de Gaudí et Obrist pour se poursuivre jusqu’à la  « Serpentine » (1909) de Matisse. 

La vision d’une architecture sculpturale chère à Constantin Brancusi est d’une importance essentielle pour l’histoire de l’archisculpture moderne. « Mais c’est mon atelier », aurait-il déclaré, surpris, en découvrant pour la première fois le skyline de Manhattan. Aujourd’hui, les gratte-ciel se rapprochent effectivement de plus en plus de l’art sculptural. « La victoire sur la mesure » est une invention des années 20 et 30, à laquelle le siècle de l’ordinateur, bannissant toute dimension, a donné un prolongement qui n’est pas toujours sans poser quelques problèmes. Le deuxième chapitre de l’exposition associe la maquette du gratte-ciel « Swiss Re » de Norman Foster, qui vient d’être inauguré à Londres, à « L’oiseau » (1923/47), sculpture sur marbre de Brancusi.

Le dualisme entre géométrique et organique, rationalité et expressivité, instauré dans les années 1910 et qui se poursuit jusqu’à nos jours constitue, avec la chronologie, la deuxième grande articulation de ce projet. Dans les chapitres trois et quatre, au cœur de l’exposition donc, la géométrie rationnelle du Bauhaus et du mouvement De Stijl des années 20 et 30 (Vantongerloo, Rietveld, Mies van der Rohe) rencontrent le plastique et l’organique des tendances expressives des projets archisculpturaux contemporains d’Archipenko, Taut et Finsterlin. Le bloc monolithique de la tour d’Einstein (1919–1921) de l’architecte expressionniste Erich Mendelsohn est un sommet de l’archisculpture moderne. Cette construction, qui fait l’effet d’un corps modelé plastiquement, est appréhendée aujourd’hui comme un prodrome majeur de l’architecture sculpturale et assistée par ordinateur.

La rencontre, dans le cinquième chapitre de l’exposition, des manifestes architecturaux et plastiques fascinants de Rudolf Steiner et de Ludwig Wittgenstein, deux philosophes viennois, surprendra peut-être. Comment ne pas voir une matérialisation monumentale de l’esprit et de l’âme dans le deuxième Goetheanum (1924–1928) conçu par Rudolf Steiner, où l’espace extérieur du monde et l’espace intérieur de l’âme se fondent dans une structure plastique et architectonique faite d’ondulations convexes et concaves ? Cette œuvre a pour pendant la maquette de la maison cubique rationnelle de Wittgenstein (1926–1928). Le père du Conceptual Art, Sol LeWitt, poursuit ce rationalisme à l’heure actuelle. Par ailleurs, avec le « mètre étalon plastique-thermique », vestige de l’exposition de sculptures de Brüglingen (1984), Joseph Beuys  se rattache à l’image du monde métaphysique de Steiner. 

Si les projets spatiaux rationnels de l’International Style (Mies) et les tendances expres-sionnistes du géométrique et de l’organique s’opposaient, avant la Seconde guerre mondiale, on a assisté dans les années 50 à une tentative de synthèse grandiose, dont témoigne notamment la chapelle de Ronchamp du Corbusier. La conquête de l’espace et la découverte de la plasticité convergent dans l’invention de la plastique spatiale, qui repose sur le creus-ement et le gonflement de la surface ou sur l’imbrication de l’intérieur et de l’extérieur. Le spectateur l’appréhendera également à l’aide des maquettes et des sculptures de Wright, Moore, Wotruba et Chillida. 

La synthèse entre l’espace et la sculpture se radicalise au contraire dans la question suivante : comment le corps peut-il devenir espace, et comment l’espace peut-il s’« incarner » ? Dès la fin des années 50, avec son « architecture du vide », Eduardo Chillida a frayé la voie à la « spatialisation du corps », posant ainsi un jalon essentiel à l’apparition des installations artistiques — un jalon essentiel aussi dans cette exposition, comme on le découvre fort bien dans la salle suivante. Dans l’art des années 60 qui part à la conquête de l’espace, le Minimal Art, par exemple de Carl Andre, la sculpture devient lieu, et le spectateur assume ainsi en quelque sorte le rôle de sculpture animée. Sans renoncer à la figuration, Giacometti avait déjà cherché à transformer le corps en espace. Le célèbre groupe qu'il a conçu pour la Chase Manhattan Plaza articule la « place » ménagée devant le pavillon de Dan Graham, un artiste dont l’œuvre marque le moment des années 70 où la sculpture se transforme en archisculpture praticable.
 
Avec le Minimal Art, l’architecture et la sculpture atteignent un nouveau seuil de rapprochement, exploré dans le huitième chapitre. Une caractéristique commune est la radicalisation de la simplicité de la « box » à angles droits. La « minimal architecture » n’apprend pas seulement de l’art l’importance de la perception, mais également l’effet psychologique d’espaces façonnés tout spécialement. Dans le même temps, l’art paraît se dissoudre progressivement dans l’architecture, sous forme d’installations. Dans notre exposition, l’étroit rapport entre Minimal Art et Minimal Architecture trouve une excellente illustration dans la proximité entre Donald Judd et les premiers travaux d’Herzog & de Meuron, ainsi qu’entre un travail au sol de Walter de Maria et la principale maquette du projet de Peter Zumthor « Topographie des Terrors » (1993).

Le neuvième chapitre, consacré aux utopies urbaines, ménage une surprise. À partir du milieu des années 1950, on a vu surgir de plus en plus de projets de villes conçus comme de grandes formes sculpturales. Les mégastructures de l’architecture d’avant-garde, qui édifie des villes entièrement nouvelles sur des piliers gigantesques, présentent d’étonnantes correspondances avec la sculpture informelle de l’époque (Hollein, Friedman, Constant, Isozaki, Coop Himmel-b(l)au). En réaction sans doute à ces mégastructures anonymes, la fin des années 1960 se caractérise par les projets futuristes de l’architecture cellulaire, qui cherche à répondre aux besoins de l’individu par des habitations individuelles (Häusermann). Les formes élémentaires de Brancusi ainsi que l’« Endless House » (1950–1959) en forme de caverne de Friedrich Kiesler anticipent ce mouvement. En juxtaposant structure et cellule sous forme de thèse, ArchiSculpture apporte sa pierre aux débats sur les utopies urbaines des années 60, des débats qui ont retrouvé une certaine actualité, tout en préparant le terrain à l’esthétique de l’architecture en « blob » traitée dans notre dernier chapitre.

Le parcours s’achève sur la récente lutte de tendance entre « Box » et « Blob » qui acquiert une dimension propre à travers les sculptures d’Arp, Moore et Giacometti et reprend le dualisme fondamental entre géométrique et organique : la rencontre entre l’« Embryological House » (1999–2001) de Greg Lynn, conçue par ordinateur, souple, dynamique, et la réinterprétation des monolithes de l’Expo.02 de Jean Nouvel sous les traits d’une installation qui monumentalise l’idée de la « Box » et son isolement, en lui conférant une dimension hiératique. La mise en scène de son intérieur reprend la combinaison explosive entre espace rituel et espace virtuel. Enfin, l’installation réalisée pour cette exposition à partir de travaux de Lynn, principal représentant de l’architecture des jeunes maîtres du blob, pose une question très actuelle : les maîtres du blob portent-ils l’ancienne relation entre architecture et sculpture à un nouveau niveau ou inaugurent-ils une ère encore inédite de l’architecture sculpturale ? Si l’on songe à son immense créativité, n’est-ce pas aujourd’hui l’architecture qui poursuit l’histoire de la sculpture sous forme de construction ? À l’inverse, l’analyse de la sculpture postmoderne (Schütte) ne peut plus se passer du concept de l’architectonique. Maintenant que la sculpture a adopté l’aspect fonctionnel propre à l’architecture (« useful sculpture », Kirkeby), son potentiel d’avenir se situe dans le champ de tension entre virtualisation et plasticité, High Tech et High Touch (Cragg). La première de ces tendances est représentée ici par « Cave » (1999) de Peter Kogler, une installation vidéo interactive et assistée par ordinateur. Le spectateur peut y naviguer à l’aide de lunettes 3D et d’une manette de jeu dans une œuvre située au-delà du réel. La seconde est incarnée par le besoin de contact, de toucher de la sculpture, réaction à la dématérialisation croissante de notre environnement. 

Unissant simultanément ces deux tendances, celle du High Tech et celle du High Touch, le parc du musée accueille une archisculpture d’Herzog & de Meuron de 9 mètres de haut, construction praticable et que l’on peut même escalader (« Jinhua Structure II – Vertical, For Berower Park, Riehen/Basel »). Le pavillon est fraisé sur un établi à commandes informatiques dans du contreplaqué et constitue, pendant toute sa genèse et jusqu’à la fin de sa fabrication matérielle, une « matrice purement numérique » (Herzog & de Meuron).
« Jinhua Structure II – Vertical » érigé dans le parc du musée associe le projet ArchiSculpture à un vaste espace d’exposition urbain déjà existant, de 37 kilomètres carrés: grâce à sa remar-quable culture architecturale internationale, Bâle s’est affirmée au cours des vingt dernières années comme la capitale suisse de l’architecture. On pourra suivre, dans le cadre de l’exposition, une visite de la ville « Sur les traces de l’ArchiSculpture ».
ArchiSculpture reprend aussi le fil des expositions bâloises de sculpture organisées à l’initiative d’Ernst Beyeler (en 1980 dans le Wenkenpark de Riehen, et en 1984 à Brüglingen près de Bâle). Dans l’histoire de la Fondation, ArchiSculpture se rattache aux grandes expositions thématiques comme « Couleur > Lumière » (2000), « Ornement et Abstraction » (2001) ou « Claude Monet ... jusqu’à l’impressionnisme numérique » (2002). La tradition, devenue une véritable marque de fabrique de la Fondation, consistant à établir un dialogue entre ancien et nouveau, art moderne et art contemporain et à révéler des liens exigeants par la présence d’œuvres impressionnantes, se poursuit à travers ce projet.

De nombreuses collections privées, des musées et des archives spécialisées dans l’architecture ont soutenu ce projet grâce à des prêts d’une importance inestimable. Nous pouvons citer ainsi le Deutsches Architektur Museum de Francfort/Main, l’Architekturmuseum de la Technische Universität de Munich, le Bauhaus-Archiv de Berlin, la Bauhaus Universität de Weimar, la Kunsthalle d’Hambourg, la Kunstsamm-lung de Rhénanie du Nord- Westphalie à Düsseldorf, le Museum für Moderne Kunst de Francfort/Main, la Staatsgalerie de Stuttgart, le Wilhelm Lehmbruck Museum, Duisburg, le Centre Georges Pompidou de Paris, le frAC-Fonds régional d’art contemporain du centre, Orléans, le musée Chillida-Leku, Hernani, le Centre Cultural Caixa Catalunya, La Pedrera, à Barcelone, The Henry Moore Foundation, la Royal Academy of Arts de Londres, le Haags Gemeentemuseum de La Haye, le Muzeum Sztuki à Lodz, le Rudolf Steiner Archiv de Dornach, l’Öffentliche Kunstsammlung de Bâle, le Kunsthaus de Zurich, le Kunstmuseum de Winterthur, la Menil Collection à Houston, le Gehry Partners, LLP, le Canadian Centre for Architecture, Montréal, le Musée National Russe de Saint-Pétersbourg.

Le catalogue est édité par Hatje Cantz, Ostfildern, en allemand et en anglais. Il contient des articles d’auteurs de renom, dont Friedrich Teja Bach, Markus Brüderlin, Werner Hofmann, Philip Ursprung et Viola Weigel. Une table ronde virtuelle donne la parole à des spécialistes réputés des deux domaines (parmi lesquels Aaron Betsky, Bazon Brock, Hans Hollein, Stanislaus von Moos). Il s’agit de la première publication qui consacre une importante partie illustrée à une juxtaposition entre architecture et sculpture. 224 pages avec 370 illustrations, dont 220 en couleurs.

FONDATION BEYELER 
Baselstrasse 101, 4125 Riehen/Basel 
www.beyeler.com