15/05/21

Hito Steyerl @ Centre Pompidou, Beaubourg, Paris - I Will Survive. Espaces physiques et virtuels

Hito Steyerl. I Will Survive 
Espaces physiques et virtuels 
Centre Pompidou, Paris 
19 mai 2021 - 5 juillet 2021 

Hito Steyerl
HITO STEYERL
SocialSim, 2020 (montage de deux détails)
Vidéo numérique, 16/9, couleur, son, 18min
Courtesy de l’artiste, Andrew Kreps Gallery, New York 
et Esther Schipper, Berlin
Still Photo © Image CC 4.0 Hito Steyerl

Le Centre Pompidou présente, en collaboration avec le K21 de Düsseldorf, la première exposition de large envergure consacrée à l’artiste allemande Hito Steyerl en France. Se déployant dans tout l’espace de la Galerie 2du Centre Pompidou, cette rétrospective fait écho d’emblée à par son titre : « I Will Survive ». Elle réunit un ensemble d’oeuvres majeures, articulées autour d’une nouvelle production qui imagine le devenir du monde à l’ère des technologies de simulation sociale. Elle retrace un parcours débuté dans les années 1990 dans le champ du cinéma documentaire et qui développe, depuis une dizaine d’années, des installations multimédias particulièrement inventives, vouées à transformer joyeusement le caractère immersif de notre culture visuelle en espace de réflexion. Pointant les échecs et les paradoxes de l’image, Hito Steyerl expérimente de nouvelles façons de parler du réel et aborde de manière critique le nationalisme, le capitalisme et l’intelligence artificielle.

Le tournant documentaire dans l’Allemagne réunifiée

Depuis le début des années 1990, les films, vidéos et installations immersives de Hito Steyerl abordent l’air du temps avec un humour corrosif, livrant une critique lucide du contrôle rentable accéléré de l’espace public et des données privées. Son travail s’amorce dans le contexte de la réunification allemande et la fin des utopies qu’elle examine à travers un regard très personnel sur le film documentaire. Le nationalisme et la recrudescence du racisme et de l’antisémitisme sont l’objet de ses premiers opus, pensés pour la diffusion cinématographique et télévisuelle. Le court-métrage Babenhausen (1997), le long-métrage Die leere Mitte [Le Centre vide] (1998) et la série Normality (1999-2001) opèrent le sondage sans concession d’une société allemande partagée entre l’emprise croissante de la spéculation néo-libérale et le retour des pires fantômes de l’histoire. La béance sans projet laissée par la chute du mur de Berlin, la banalité des crimes antisémites qui tient lieu de « normalité », sont examinées dans des narrations sophistiquées à la première personne, où la voix off de l’artiste alterne avec celles de personnes qu’elle invite à une parole située, élaborant autant de points de vue alternatifs à ceux des médias.

Sa propre biographie prend le premier plan lorsque, dans November (2004), elle évoque le parcours de son amie d’adolescence Andrea Wolf, jadis l’héroïne du féminisme enjoué de ses premiers courts tournés en Super 8, tuée en Turquie à la suite de son engagement politique armé pour la cause kurde. C’est encore un fil intime qu’elle tire dans Lovely Andrea (2007), pour faire résonner son expérience du bondage lors de ses études au Japon et de l’exploitation incontrôlée de sa propre image dans le circuit lucratif de l’imagerie érotique. 

Hito Steyerl
HITO STEYERL
Die leere Mitte [Le Centre vide], 1998 (détail)
Bandes vidéo DV et Hi8 et film 16mm
transférés sur DVD, couleur, son, 62min
Courtesy de l’artiste, Andrew Kreps Gallery, New York 
et Esther Schipper, Berlin
Still Photos © Image CC 4.0 Hito Steyerl

Hito Steyerl
HITO STEYERL
November, 2004 (détail)
Vidéo numérique, 4/3, couleur, son, 25min 19s
Courtesy de l’artiste, Andrew Kreps Gallery, New York 
et Esther Schipper, Berlin
Still Photos © Image CC 4.0 Hito Steyerl

Les « images pauvres » de l’Internet

Progressivement, son langage narratif singulier mêle l’essai à la satire, dans un ton direct et décapant qui lui vaut une notable reconnaissance internationale, tant pour ses productions, qui transitent du cadre cinématographique à celui du musée, que pour ses écrits, régulièrement publiés sur e-flux Journal. Sa vidéo In Free Fall (2009-2010), dont un exemplaire est conservé dans la collection du Musée national d’art moderne, répond à la crise bancaire de 2008 par un montage vertigineux autour du thème du crash aérien. Films hollywoodiens et démonstrations de sécurité aérienne se télescopent dans un mix énergique, évoquant une perte de tout repère de gravité. Dans son texte In Defense of the Poor Image [Pour une défense de l’image pauvre] (2009), Hito Steyerl annonce ce langage de recyclage d’images trouvées, assumant le piratage, la circulation et le remploi sauvage du film et de la vidéo dans le magma anarchique et inépuisable d’Internet. Son très remarqué How Not to be Seen. A Fucking Didactic.MovFile (2013) s’attaque à la surveillance aérienne sous la forme d’un tutoriel pour devenir invisible, où l’artiste entrelace des images promotionnelles pour des complexes immobiliers de luxe et une chorégraphie fantasque méditant sur la vie des pixels.

Hito Steyerl
HITO STEYERL
Liquidity Inc., 2014 (détail)
Installation audiovisuelle
Environnement architectural et projection vidéo
numérique, 16/9, couleur, son, 30,15 min
Courtesy de l’artiste, Andrew Kreps Gallery, New York 
et Esther Schipper, Berlin
Still Photos © Image CC 4.0 Hito Steyerl

Par-delà les écrans : le pouvoir des algorithmes

Le tournant des années 2010 est aussi marqué par une transformation radicale de son oeuvre vers le format de l’installation vidéo. Des dispositifs à large échelle sont conçus pour étendre l’écran dans l’espace réel et renvoyer de manière sensible à l’environnement. Liquidity Inc. (2014), qui ironise sur la dérégulation mondialisée des flux financiers via le format de la prévision météo, accueille ainsi les spectateurs et les spectatrices sur une vague qui s’élève au-dessus de l’horizon de l’image, recouverte d’un tapis de judo. Hell Yeah We Fuck Die (2016) voit entrer dans l’espace d’exposition des robots androïdes, héros ambivalents de la science-fiction devenus les agents de l’intelligence artificielle à l’ère du numérique, tandis que les écrans démultipliés de la vidéo apparaissent fichés dans un méandre de tuyauteries de chantier. Ces constructions métalliques servant de support aux images deviendront une figure récurrente des installations récentes de Hito Steyerl, une manière de pointer du doigt les structures invisibles qui se cachent derrière la surface lisse et hypnotique des écrans.

Si Hito Steyerl emploie les technologies les plus récentes, c’est pour mieux questionner leur pouvoir d’emprise sur le public et leur capacité à refaçonner de manière souterraine ce qui tient lieu de « réel ». Dotées d’une forte charge d’ironie, ses oeuvres livrent un irrésistible persiflage des dérives de la surveillance globale et de la réduction du monde à un centre de données aux mains du plus offrant.

Attentive au devenir des institutions d’État, Hito Steyerl aborde sous plus d’un angle l’action croissante des multinationales dans l’ensemble de la sphère sociale et de l’espace public. Le pouvoir politique et économique exercé via les algorithmes est désormais au coeur de cette réflexion, développée dans une série d’oeuvres récentes jusqu’à la nouvelle pièce produite pour la présente exposition. Dans Power Plants et This is the Future (2018), l’artiste s’interroge à propos des logiciels d’anticipation qui, imaginant l’avenir sur la base de données existantes, sont réduits à prédire, en grande partie, une répétition de ce qui a déjà eu lieu. L’application de réalité augmentée qui prolonge l’installation vidéo donne la parole à l’imaginaire poétique des plantes qui, dans un futur proche, s’apprêtent à prendre le pouvoir. Dans The City of Broken Windows (2019), elle donne à réfléchir sur l’élaboration d’algorithmes par des compagnies privées qui, censées prévenir la criminalité, échafaudent un monde en forme de cloche étanche sous capteurs, où tout mouvement devient un suspect pour la technique.

Hito Steyerl
HITO STEYERL
Dancing Mania, 2020
Simulation par ordinateur en temps réel, durée illimitée
Courtesy de l’artiste, Andrew Kreps Gallery, New York 
et Esther Schipper, Berlin
Still Photo © Image CC 4.0 Hito Steyerl

Musées et épidémie de danse à l’ère de la simulation sociale

L’installation SocialSim mène cette réflexion vers une nouvelle dimension. Hito Steyerl s’intéresse ici plus spécifiquement aux programmes de simulation sociale, qui s’attachent à étudier et à prédire les comportements des individus au sein d’une collectivité et à modéliser les interactions de masse. La vidéo tourne autour d’un « chef-d’oeuvre disparu » – le Salvator Mundi attribué à Léonard de Vinci, qui a défrayé la chronique en battant le record de « la peinture la plus chère du monde », en 2017. Sa recherche mène dans un musée imaginaire, « the museum of self-evolving art works » [le musée des oeuvres qui évoluent par elles-mêmes]. Dans ce musée du futur – peut-être déjà en partie présent – la flambée spéculative du marché de l’art, les assauts du nationalisme identitaire et la chute des subventions publiques allouées aux lieux culturels ont conduit les oeuvres à prendre en main leur propre destin dans le chaos dérégulé du néo-libéralisme sauvage, tandis que l’humanité apparaît livrée aux algorithmes gestionnaires d’une crise sans fin. Il s’avère que le nouveau Salvator Mundi est le « deus ex-machina », l’intelligence artificielle elle-même qui s’est emparée des outils de la simulation sociale pour diriger le monde.

Les applications Dancing Mania et Rebellion s’inspirent de ce que la pandémie révèle d’une perte généralisée de toute maîtrise des individus sur leur environnement. Avec l’humour grinçant propre à Hito Steyerl, elles modélisent une infection d’un autre genre : le retour des chorémanies du Moyen Âge, ces danses collectives irrépressibles soutenues sur les places publiques, jusqu’à l’épuisement, où certains historiens ont vu des manifestations de détresse des populations précarisées. Ce retournement carnavalesque face aux impasses sociales ne livre ni jugement ni réponse. Comme toujours dans l’oeuvre de Hito Steyerl, la fiction est un détour pour mieux ouvrir les yeux sur le présent, mettre les sens et la pensée en éveil.

« I Will Survive », le titre de l’exposition, sonne comme un défi autant qu’il constitue un hommage à la célèbre chanson disco (Gloria Gaynor, 1978), laissant à chacun et à chacune un espace d’introspection et de questionnement sur sa propre position.

Hito Steyerl
HITO STEYERL 
© Trevor Paglen

HITO STEYERL

Née à Munich en 1966, Hito Steyerl a étudié au Japan Institute of the Moving Image (anciennement Yokohama Broadcasting Technical School, fondée en 1975 par Shohei Imamura), puis à l’université de la télévision et du film de Munich avant de soutenir une thèse en philosophie à l’académie des beaux-arts de Vienne. Elle vit à Berlin, où elle enseigne le New Media Art à l’université des arts de Berlin et a fondé le Research Center for Proxy Politics (avec Vera Tollmann et Boaz Levin). Son oeuvre a fait l’objet de plusieurs expositions monographiques et a été incluse dans nombre de manifestations internationales comme la documenta de Cassel en 2007, Skupktur Projekte (Münster) en 2017, les Biennales de Venise en 2013, en 2015 (où elle était l’une des quatre artistes à représenter l’Allemagne) et en 2019, enfin l’Armory Show (New York) où elle présentait en 2019 une exposition personnelle. En 2017, elle a été désignée à la première place de la liste Power 100 des « personnalités les plus puissantes du monde de l’art » par la revue ArtReview, avant d’être nommée lauréate du Käthe Kollwitz Preis 2018. Le Musée national d’art moderne conserve deux oeuvres de Hito Steyerl : l’installation multimédias Red Alert, 2007, et la vidéo In Free Fall, 2010.

L’exposition est organisée par le Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf et le Centre Pompidou Paris et bénéficie du soutien de la Kulturstiftung des Bundes, de la galerie Andrew Kreps, New York et de la galerie Esther Schipper, Berlin et du Goethe-Institut France.

Commissariat

Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
Florian Ebner, chef du Cabinet de la photographie
Marcella Lista, cheffe du Service des nouveaux médias
Assistés d’Alexandra Delage, Attachée de conservation au Service des nouveaux médias et Daniel Mebarek, Assistant temporaire de recherche

K21
Doris Krystof, Curator
Assistée de Florentine Muhry, Assistant Curator

CENTRE POMPIDOU
Place Georges-Pompidou, 75004 Paris