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Matisse et le livre illustré
Scriptorial d’Avranches
Commissariat d'exposition
Patrick Descamps
Jusqu'au 12 septembre 2010
« Le livre ne doit pas avoir besoin d’être complété par une illustration imitatrice. Le peintre et l’écrivain doivent agir ensemble, sans confusion, mais parallèlement. Le dessin doit être un équivalent plastique du poème ». Henri Matisse
Henri Matisse, Icare
Icare, planche au pochoir (VIII), Jazz, publié en 1947 par Tériade éditeur, Paris.
© Succession Henri Matisse. Photo : Archives Matisse
Dans l’univers de l’édition d’art, Henri Matisse a assurément atteint, avec Jazz notamment, un niveau de perfection et de qualité rarement égalé. Son exigence, le soin extrême qu’il apporte à la composition de chaque page, sa connaissance profonde des textes qu’il interprète, son investissement dans ces entreprises au long cours qui peuvent durer plusieurs années, ont donné naissance à une série de 14 ouvrages dans lesquels il a su, à plus de soixante ans, avec une étonnante fraîcheur se renouveler à chaque fois. Cette exposition présentera sept ouvrages d’Henri Matisse, à savoir Pasiphaé de Montherlant, Florilège des Amours de Ronsard, Poèmes de Charles d’Orléans, Jazz, les Fleurs du mal de Baudelaire, les Lettres portugaises et les Poésies antillaises de Nau. Ces livres sont accompagnés de gravures et des dessins originaux. Matisse n’ayant jamais caché son attrait pour l’art médiéval (1), intérêt qui apparaît très clairement dans ses illustrations pour les Poèmes de Charles d’Orléans, une sélection de manuscrits provenant de la collection du Scriptorial accompagnera cette présentation. Elle permettra d’établir un parallèle entre l’art abouti de la mise en page de Matisse et la réglure médiévale, sa créativité dans l’élaboration de lettrines et de motifs ornementaux et ceux exceptionnels qui décorent les manuscrits.
Entre la publication des Poésies de Mallarmé chez Skira en 1932 et l’achèvement de la maquette des Poésies antillaises de John-Antoine Nau en 1953, Henri Matisse a réalisé quatorze ouvrages majeurs qui font toujours les délices des bibliophiles les plus exigeants. Ces débuts tardifs, à plus de soixante ans, dans l’univers du livre illustré peuvent surprendre chez cet artiste tant renommé. Matisse pratique pourtant la gravure depuis près de trente ans, exercice qui est pour lui un prolongement du dessin et auquel il s’adonne de plus en plus au début des années 30. Ainsi, Henri Matisse n’a jusqu’alors jamais songé à se lancer dans l’aventure du livre illustré dans laquelle se sont déjà plongés nombre de ses contemporains comme Derain, Picasso ou encore Bonnard ; de plus, aucun éditeur ne l’a jamais sollicité. En 1930, une société de bibliophiles lyonnais « les XXX » le contacte afin de lui demander d’illustrer Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, projet qui n’aboutira que partiellement en 1947. C’est donc en 1932 que le jeune éditeur Albert Skira s’adresse à lui pour lui proposer d’illustrer les Amours de Psyché de La Fontaine auxquels se substitueront très rapidement les Poésies de Mallarmé. Avec ce premier ouvrage, Henri Matisse élabore un protocole de travail duquel il ne dérogera pas pour ses livres à venir. Dans un premier temps, Il s’imprègne longuement des poèmes, qu’il recopie parfois, et qu’il lit au point de les connaître par coeur (2) puis il sélectionne ceux qu’il décide d’illustrer, généralement les plus proches de sa sensibilité et qui nous permettent de le découvrir tel qu’en lui-même. Cependant, il ne s’agit pas pour lui de donner une « illustration imitatrice » mais de concevoir « un équivalent plastique du poème » (3).
Henri Matisse, Jazz
Lithographie originale d’Henri Matisse
Le Clown
Paris, Tériade, 1947 - Donation Alice Tériade en 2000
Musée Départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis
© Succession Henri Matisse - Photo Philip Bernard
Il s’attache ensuite à la composition de l’ouvrage, sélectionnant les caractères d’imprimerie, déterminant le rythme de l’ouvrage et la place des poèmes, puis décide de la technique d’illustration et enfin entame la recherche de l’expression plastique la plus adéquate en exécutant de très nombreuses études. Il passe alors au travail de gravure et en fonction de la sélection qu’il a opéré, reprend la maquette initiale. Cette élaboration lente et rigoureuse, obéissant à des règles strictes n’est pas sans évoquer la réglure médiévale qui, si elle doit guider la main du scribe, doit aussi guider l’oeil du lecteur. Les mises en page de Matisse dans leur équilibre entre texte et illustration, dans leurs respirations, dans le choix des couleurs ont cette même fonction. En 1935, paraît l’Ulysse de James Joyce, livre que Matisse ne considère pas véritablement comme le sien du fait de sa participation réduite à celle d’illustrateur et du peu de satisfaction que lui donne le résultat. Durant les années de guerre, Matisse va concevoir ses livres les plus personnels et les plus aboutis : Pasiphaé d’Henri de Montherlant, Les Lettres de Marianna Alcaforado, Jazz, Florilège des Amours de Ronsard et Poèmes de Charles d’Orléans. Cette intense activité trouve son explication dans la maladie et la grave opération subie par le peintre qui le contraint à passer une grande partie de son temps au lit. Il ne peut guère peindre et se consacre donc principalement au dessin et à ses livres. Ainsi écrit-il, en 1942, à son ami, l’écrivain et journaliste, André Rouveyre à propos du Ronsard ; « […] je crois que rarement les circonstances ont favorisé ainsi la naissance d’un travail qui de secondaire par essence, devient une chose essentielle, principale. » (4). Ces créations arrivent dans ce que Matisse lui-même définit comme une seconde vie (5).
Ayant frôlé la mort, c’est libéré et avec une étonnante fraîcheur, un amour serein de la vie, en dépit de la douleur qui est sa compagne, que Matisse aborde ce nouveau chapitre de son existence. Ces ouvrages sont placés sous le signe de l’amour, celui de Pasiphaé, l’épouse de Minos, pour un taureau blanc, la passion amoureuse d’une jeune religieuse portugaise, le Florilège de Ronsard… Matisse opère lui-même la sélection des poèmes qui de ce fait mettent en lumière ses propres préoccupations. L’exaltation nourrit le trait matissien qui n’a jamais été plus sensuel, surtout dans le Ronsard, sa première oeuvre après l’opération. Sirènes, naïades et corps enlacés jalonnent l’ouvrage formant comme un écho à la Joie de vivre, tableau fauve de 1905. Pour Charles d’Orléans dont le projet remonte à 1942, l’identification avec ce prince captif des anglais est évidente pour un Matisse prisonnier de sa chambre. Ce qui retient l’attention de Matisse dans les rondeaux et autres ballades de Charles d’Orléans, ce n’est pas leurs aspects limpides et légers mais le fait qu’il ait été conçu comme des remèdes aux malheurs. Matisse va donc adopter pour ce livre un style d’apparence superficiel et raffiné et une innovation majeure va substituer sa main au caractère d’imprimerie. Matisse devient donc scribe pour mieux s’approprier le texte et pour encore renforcer l’équivalence entre mots et images, il aborde par cette technique la fusion de l’acte de dessiner et de celui de peindre, fusion qui trouvera son suprême accomplissement avec Jazz. C’est par la fréquentation de l’éditeur Tériade qu’Henri Matisse a la révélation du papier découpé. En 1939, Matisse rend fréquemment visite à Tériade dont l’optimisme le soulage de son angoisse. Arrivant vers sept à huit heures du matin, Matisse passe ses matinées à découper les feuilles d’albums des spécimens d’encre d’imprimerie que lui donne Tériade avec le secret espoir que cela débouche sur un livre. Cependant, Matisse peu satisfait par les encres d’imprimerie ne poursuit pas l’expérience. En 1943, Matisse substituant l’encre d’imprimerie à des feuilles de papier gouaché revient à cette technique et dès 1944 réalise l’ensemble des planches qui constituent Jazz. Contrairement à ce que son titre peut laisser entendre, l’ouvrage évoque le monde du cirque, le titre initialement choisit était Cirque, mais également des souvenirs du voyage en Polynésie. Le titre Jazz retenu par Matisse s’explique au prisme de la liberté nouvelle que le peintre éprouve suite à son opération mais également par la technique de la gouache découpée, l’utilisation des ciseaux permet de trancher le fil du passé. Il est aussi symptomatique du passage d’un art « savant » à un art populaire, naïf, spontané que revendique alors Matisse. Le livre paraît en 1947 et rencontre un succès sans précédent. Matisse n’est cependant pas satisfait mais finira par nuancer son jugement. Le dernier ouvrage réalisé par Matisse et publié à titre posthume en 1972 est consacré à la poésie de son défunt ami Charles-Antoine Nau. Matisse a travaillé sur ce livre entre 1945 et 1953. Des problèmes financiers puis la mort de Matisse empêchent sa publication. En 1972, sous l’impulsion des héritiers de l’artiste, le livre paraît.
PATRICK DESCAMPS
NOTES
(1) « je me suis toujours senti à l’aise dans les choses médiévales. Ce sont elles qui traduisent de façon la plus directe mes sentiments. » in « Nous manquions d’un portrait de Charles d’Orléans… Henri Matisse vient d’en composer un. », Entretien avec Régine Pernoud, Le Figaro littéraire, 14 octobre 1950.
(2) « Au réveil à six heures je lis toutes les pièces copiées et assemblées selon mon plaisir. Je déplace celle-ci celle-là pendant une bonne heure avant midi ; je donne encore au moins une heure à lire au hasard des divers livres de poésies et je découvre la vie de telle ou telle pièce que j’avais déjà lu moins bien. J’ai peur que cette rage me quitte comme elle est venue. » Lettre à André Rouveyre, à propos des poèmes de Charles d’Orléans, du 5 février 1943. Matisse-Rouveyre Correspondance, Editions Flammarion, Paris, 2001.
(3) Entretien de Raymond Escholier avec Henri Matisse, in Matisse, ce vivant. Editions Arthème Fayard, Paris, 1956.
(4) Lettre à André Rouveyre des 3 & 4 juillet 1942. Matisse-Rouveyre Correspondance, Editions Flammarion, Paris, 2001.
(5) Lettre à Albert Marquet du 16 janvier 1942 in Henri Matisse, écrits et propos sur l’art, Editions Hermann, Paris, 1972.
Partenaires de l'exposition : Musée départemental Henri Matisse du Cateau-Cambrésis, Musée Henri Matisse de Nice, Bibliothèques Municipales de Nice et de Lille, Bibliothèque Jacques Doucet à Paris, Les Héritiers Matisse.
Scriptorial d’Avranches
Musée des manuscrits du Mont Saint-Michel
Place d’Estouteville
50300 Avranches
Informations pratiques - Horaires d’ouverture
Juillet / août > 10h - 19h tous les jours
Mai / juin / septembre > 10h - 18h (fermé le lundi)
Octobre à avril > 10h - 12h30 et 14h - 17h en semaine
10h - 12h30 et 14h - 18h samedi-dimanche (fermé le lundi)
La billetterie se termine une heure avant la fermeture du musée
Prochaine exposition au Scriptorial d’Avranches : Peintures et calligraphies chinoises de He Yifu, 18 septembre - 31 décembre 2010
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